mardi 16 février 2021

Les héros sanguinaires



Sujet : Écriture d'invention

Deux amis discutent des spectacles qui prennent pour héros un tyran sanguinaire, un assassin. L'un souligne les dangers de cette idéalisation, l'autre en montre la nécessité.

Rédigez le dialogue théâtral qui met en place leur affrontement et leurs arguments.

 

Personnages

JADE ORLECHOCOLA

TOM HATECERIZ

 

Acte I, scène 1

JADE, TOM

Les deux personnages sont dans un salon aux tons pâles. Une fenêtre donnant sur la rue nous informe qu’il est encore tôt. Sur la droite du salon, séparé par un mur se tient la cuisine rouge et noire. Tom et Jade sont assis dans un canapé bleu turquoise devant une télé passant un générique de fin. Tom est vêtu d’un sweat noir simple et d’un jogging gris ample. Jade porte un short en jean et un t-shirt blanc à rayures noires, ainsi que des bretelles. Le premier a l’air ravi, un grand sourire aux lèvres, tandis que l’autre apparait soucieuse. Tom lance la conversation sur un ton enjoué.

TOM 

Il se penche vers la petite table basse en sifflotant et y ramasse la télécommande pour changer de chaine.

Caligula est vraiment une pièce grandiose !

JADE

Elle se redresse et pose sa tête dans ses mains d’un air ennuyé.

Si tu le dis…

TOM

En plus savoir que c’est tiré d’un personnage historique aussi important que César, d’une personne ayant vraiment existé, la rend encore plus incroyable.

JADE

Elle secoue la tête en soupirant.

Je dois t’avouer que je n’aime pas ce genre de héros.

TOM

Il se retourne vers elle.

Ce genre ?

JADE

Tu sais, les héros qui sont en fait méchants.

TOM

Caligula n’est pas si méchant arrête.

JADE

Elle se lève avec un rire nerveux et se dirige vers la fenêtre pour l’ouvrir.

Pas si méchant ? Il tue des gens et force sa maitresse à l’aider dans ses méfaits.

TOM

C’était la vie d’avant, tout le monde tuait tout le monde, et tout le monde avait des maitresses. 

JADE

Elle sort du salon et entre dans la cuisine.

Non, cet empereur était fou. Tu veux boire quoi ?

TOM

Pas fou, juste triste. Tu imagines ce qu’il a pu ressentir quand sa sœur est morte ?

JADE

Elle ouvre un placard et cherche deux verres.

Tu veux dire lorsqu’une autre de ses amantes est morte oui. Surtout qu’il dit lui-même que sa tristesse n’a pas duré aussi longtemps que certains peuvent le penser.

TOM

Il se lève à son tour et s’assoit à une chaise de la cuisine, laissant la télévision allumée sur une chaine de musique.

On aura beau dire ce que l’on voudra, la perte d’un être cher rend malheureux n’importe qui. Caligula devait se mentir à lui-même. Oh je veux bien un jus de fruit s’il te plait.

JADE

Elle dépose les verres sur la table et plonge la tête dans le réfrigérateur.

Certes, mais dans ce cas-là, pourquoi tuer et rendre malheureuses les dernières personnes qui lui étaient restées fidèles ? Celui à la framboise ou à la mangue ?

TOM

Parce qu’il était aveuglé par la douleur du deuil, il ne se rendait pas compte de ses actes.

Il ferme les yeux, pris d’une grande réflexion.

Je vais prendre mangue.

JADE

J’ai rarement vu d’autres personnes tuer après avoir perdu quelqu’un. Il était fou plutôt.

TOM

Il est tout de même intelligent je trouve. Il se doute bien du complot que ses patriciens préparent pour le tuer, mais il parvient quand même à s’en mettre certains dans la poche.

JADE

Elle sert les verres avec une lenteur extrême, donnant un coup d’œil vers le salon où passe un chanteur qu’elle n’apprécie pas.

Il se prend pour Dieu, pour une personne possédant toute la liberté d’autrui et pense détenir tous les pouvoirs grâce à sa position d’empereur.

TOM

Il arque un sourcil en prenant son jus de mangue.

N’est-ce pas réellement ce que pense chaque empereur ? Et puis toutes ses pensées sont données de manière humoristique dans la pièce.

JADE

Elle s’énerve de plus en plus, comprenant que la télévision est en train de passer un concert du chanteur qu’elle n’aime pas.

L’humour est présent parce que Camus l’a bien voulu. Il parait qu’il a adouci le personnage de César pour qu’il fasse un peu plus pitié au public.

TOM

César était jeune, venait de perdre sa sœur, et ses patriciens voulait attenter à sa vie, évidemment qu’il n’apparaissait plus comme quelqu’un de sain.

JADE

Elle se lève d’un bond pour aller éteindre la télévision.

Il fallait s’attendre aux représailles des patriciens puisqu’il s’amusait à tuer leur famille ! Et il embarque son amante dans ses meurtres pour finir par la tuer elle aussi malgré sa fidélité ! Je ne sais comment tu peux prendre en pitié un tel personnage.

TOM

Il retourne dans le salon.

Tout simplement car c’est un être humain. Malgré tout ce qu’il a fait, il n’en est pas moins quelqu’un qui a des sentiments et qui n’a pas su les gérer à la mort de sa sœur.

JADE

Nous sommes aussi des êtres humains et je ne me souviens pas avoir tué après la mort de ma grand-mère.

TOM

Ce n’était pas la même époque qu’aujourd’hui, le meurtre n’est plus permis car punissable. Et puis tu n’as pas son grade non plus. Toute sa vie César a dû entendre les autres lui répéter qu’il était tout puissant car c’était un empereur, alors il se croyait tout permis.

Il croise les bras. Un rictus apparait sur ses lèvres alors qu’il se penche en avant vers son amie.

Aussi, dois-je te rappeler que tu avais neuf ans quand ta grand-mère est morte ?

JADE

Elle tourne vivement la tête en rougissant.

Oui bon d’accord. Mais cela ne m’empêche pas de penser que donner comme exemple, et encore plus comme héros, des personnages sanguinaires n’est pas une bonne chose. Imagine si certains se mettaient à le copier !

TOM

C’est que ces gens là ont un problème mental. Personne de censé ne suivrait son exemple. Je pense au contraire que ce genre de personnages est essentiel pour voir les limites à ne pas dépasser.

 

Acte I, scène 2

JADE, TOM

JADE

Elle s’assoit sur le canapé, visiblement intéressée par son point de vue.

Tu veux dire des personnages fous ?

TOM

Il la rejoint sur le canapé.

Oui ! Regarde, la folie est aussi utilisée dans des histoires modernes comme morale.

JADE

Tu as d’autres exemples ? Parce que je dois t’avouer que ce genre d’histoires ne m’intéresse pas trop.

TOM

J’ai un exemple que tu connais bien pourtant.

JADE

Vraiment ? Lequel ?

TOM

Frankenstein de Mary Shelley.

JADE

Je ne vois pas le rapport avec la morale. La créature est mauvaise et tue toute la famille de Frankenstein pour son bon plaisir.

TOM

C’est une punition pour Frankenstein qui l’a créé en premier lieu ! Il s’est pris pour l’égal d’un Dieu en donnant la vie et il meurt.

JADE

Je dois avouer que j’avais plus pitié pour lui dans cette histoire que pour la créature.

TOM

Pourtant c’est bien Frankenstein et les Hommes qui l’ont abandonnée.

JADE

Oui je vois… Donc Frankenstein était un fou aveuglé par ses ambitions comme Caligula.

TOM

Exactement ! Et pourtant, personne, du moins de ce que j’ai entendu parler, n’a retenté l’expérience de Frankenstein et n’a fait de créature.

JADE

Pas faux.

TOM

Tout comme Frankenstein, Caligula est une pièce qui montre les limites que les Hommes ne doivent pas dépasser en se prenant pour des dieux, sinon la punition de la nature serait la mort.

 

Acte II, scène 1

JADE

Jade, un jeu de cartes en main, s’installe au sol sur un coussin autour de la petite table du salon. Tom est dans la cuisine et met au four une pizza. Par la fenêtre, tout est noir montrant que la nuit est déjà tombée. Elle mélange les cartes, puis ralentit son mouvement jusqu’à totalement l’arrêter.

Je le sais, il n’a pas tort. Savoir ce personnage si misérable fausse mon ancienne vision de lui. Pourtant je ne peux que me rappeler à ses grands périls les outrages qu’il a commis. Femme, enfants, vieillards… Tués par le tyran ! Une simple impulsion ? Une curiosité malsaine ? Ah que de délits si peu pardonnables pour un seul être ! Ce n’est pas un exemple, je le vois, je le sens, mais est-il la représentation même d’une morale lorsque d’autres tels que lui existent en ce monde ? Peut-être est-il un modèle de pouvoir pour ces démocrates crapuleux qui persécutent leurs peuples, pour ces parents qui maltraitent leurs enfants, pour ces patrons qui se croient au-dessus des lois.

Elle dépose une première carte sur la petite table de bois à son opposé.

Non, Tom a finement compris ce que je ne saisis point. Était-ce un tyran, il n’en reste pas moins homme. Fervent serviteur de l’humanité, son espoir n’était-il pas l’immortalité pour notre race par sensibilité ? S’il devenait dieu, alors nous le serions aussi ! Tous un.  

Elle pose une deuxième carte, mais devant elle cette fois.

Mon Dieu, mais qu’est-ce que je raconte ! Un homme provoquant douleur et terreur autour de lui ne peut être bon ! Même par malheur, nul ne peut tuer et commander par tyrannie. Le pouvoir l’a rendu aveugle et il s’est brûlé les mains dans la disgrâce de la pire des façons. Il a tourné le dos à ses semblables, s’est retourné vers la divinité, et a détourné son chemin de la bienfaisance des plus grands. Une telle existence n’est de bon augure pour personne et ne devrait être montrée au monde, et ce, encore moins en tant qu’héros d’une histoire, d’une pièce, ou que sais-je d’un film !

Elle lâche soudainement les cartes sur la table, les laissant éparpillées et désordonnées.

Je ne sais plus ! Doit-on le montrer ? Le cacher ? Qu’est-il bon de faire ? Est-ce bien de donner une morale ambiguë, ou mal de ne jamais faire savoir le côté sombre que l’être humain possède ? Mais cela ne dépend donc pas des goûts, plutôt des personnalités ? Devrait-on autoriser Caligula pour certains, l’interdire pour d’autre ? Comment faire une sélection ? Je sens que cette pensée me trouble et que je ne peux la résoudre seule.

 

Acte II, scène 2

JADE, TOM

Tom démarre la cuisson de la pizza et rejoint Jade dans le salon. Il la voit en train de ramasser toutes les cartes pour les mélanger à nouveau.

JADE

Elle continue de mélanger le paquet de cartes.

Tu sais, j’ai quand même un doute sur cette histoire de morale que personne ne reproduit avec les héros sanguinaires.

TOM

Je croyais avoir répondu à toutes tes interrogations.

JADE

Elle forme deux petits paquets égaux avec les cartes sur la table.

Je sais bien, mais j’ai repensé à tout ce que tu m’as dit, et une œuvre m’est venue à l’esprit.

TOM

Il s’assoit en face de son amie.

Laquelle ?

JADE

La pièce de théâtre qu’on a vu la dernière fois à la télé.

TOM

Je soussigné Cardiaque ?

JADE

Oui voilà, et je me disais, Mallot est bien le héros de cette histoire non ?

TOM

Eh bien oui.

JADE

Alors pourquoi est-il considéré comme un héros sanguinaire ? Perono est bien plus sanguinaire que lui. Bataille ?

TOM

Bataille. Et Perono n’est pas sanguinaire.

Il prend la première carte de son paquet et la retourne.

Dame de cœur.

JADE

Il achète les gens avec de l’argent.

Elle retourne sa carte.

Roi de trèfle, je gagne.

TOM

Certes mais ils ne sont pas maltraités. Et puis, ils ont l’air de tous l’aimer.

Six de carreaux.

JADE

Sont-ils vraiment heureux ? C’est son argent qui fait leur bonheur imaginaire.

Trois de pic, tu gagnes.

TOM

Je pense que les personnes qui l’entourent sont bien plus heureuses que celles autour de Mallot.

Vallet de trèfles.

JADE

Que veux-tu dire par là ? Mallot ne les achète pas, est un homme bon et ne souhaite que la liberté totale de ses semblables.

Deux de carreaux.

TOM

Là est bien le problème, c’est un homme trop ambitieux et égoïste.

Dix de cœur.

JADE

Ambitieux, peut-être, mais égoïste ? Je ne vois pas le mal qu’il fait par rapport à Perono !

Cinq.

TOM

Il abandonne sa femme et ses filles, soudoie un médecin pour avoir une fausse ordonnance, se dispute avec un homme aimé de tous, drague une secrétaire malgré l’existence de son ménage, et pour finir il menace de mort un second médecin.

As de pique, je prends.

JADE

Il fait comme tout le monde ! Soudoyer un médecin pour avoir l’occasion de fuir la douleur est normal.

Reine de trèfle.

TOM

Parce que menacer l’autre docteur de mort est normal aussi ?

As de carreaux.

JADE

Non mais…

Elle dépose un deux de cœur.

TOM

Ce professeur n’est pas un héros sanguinaire comme Caligula je le conçois, tout simplement car Caligula est pour moi un homme blessé, mais d’une manière il fait les mêmes erreurs par égoïsme. Il blesse son entourage, est imbu de lui-même et finit par se jeter dans la mort. Mallot est bien un héros sanguinaire.

As de trèfle.

JADE

Elle lui jette ses cartes.

Bien, bien ! Tu as gagné. De toute façon tu as probablement tous les as.

TOM

On fait un autre jeu ?

JADE

Non, je n’en ai plus envie. Et si on regardait La Tragédie du roi Christophe plutôt ? Il passe à 21 heures ce soir.

TOM

Il pose son menton dans sa main en soupirant.

Je sens que l’on va encore se disputer après…

 

Dorine Cresson

Aucun commentaire: